Cet entretien est une invitation à découvrir Fatna El Bouih, qu’on peut appeler sans exagération la doyenne des prisonnières politiques marocaines modernes. Une dame qui a connu les affres de la disparition forcée et fut victime des années de plomb au Maroc (1956-1999). Fatna n’a pas hésité un instant à nous offrir l’occasion d’échanger avec elle. Ce n’est d’ailleurs pas surprenant qu’elle partage ses idées et ses perles de sagesse avec nous, vu sa présence continuelle dans le champ intellectuel et sur la scène civique marocains. Le partage est également un trait de caractère de cette dame dont tout inspire le respect pour son parcours, qui n’a rien d’ordinaire, et pour ses prouesses politiques dont les empreintes resteront gravées à jamais sur les manuscrits de l’histoire populaire du Maroc post-indépendance. Ces paragraphes très courts ne sont pas écrits avec l’intention de faire justice ni à son parcours atypique ni à sa personne dont l’humanisme, la résilience et l’esprit de résistante de longue date revendiquent le respect. Ils sont écrits uniquement pour servir de jalons sur le chemin de la découverte de cette dame extraordinaire.
Quand on a l’occasion de s’entretenir avec une femme aussi lucide, aussi cultivée et aussi savante des arcanes d’un passé-présent dont les conséquences abasourdissent toujours les esprits et incitent à davantage d’étude critique de cette période noire de l’histoire du Maroc ,le dialogue peut durer des heures et toucher à des problématiques aussi diverses que la mémoire collective, les réformes politiques engagées par le Maroc,la contribution de la femme et son statut dans cette situation particulière que traverse le monde berbéro-arabo-musulman de l’océan Atlantique à la Golfe Persique. Finalement, en sus de son passé carcéral, pour lequel elle est d’ailleurs très connue, Fatna El Bouih est également épouse et mère de deux filles dont les multiples responsabilités n’ont pas fait perdre de vue la primordialité de l’engagement auprès de ses concitoyens et concitoyennes pour améliorer leurs conditions de vie en quête de cette dignité sur le chemin de laquelle une génération entière s’est sacrifiée. On ne peut évidemment pas oublier le pouvoir de proposition des associations auxquelles appartient Fatna et dont l’apport aux changements qu’a connus le Maroc au cours des deux dernières décennies est inestimable.
Les réalisations de Fatna El Bouih ne sont pas aussi minimes qu’on puisse les résumer dans cette très courte introduction de notre entretien. En lisant les réponses de Fatna on se rend compte de l’importance de l’action mémorielle comme devoir moral avant de servir de catharsis pour guérir, ou au moins adoucir, les maux du passé. Pourtant, est-ce qu’on peut vraiment réconcilier le passé avec le présent ? Peut-on vraiment pardonner sans justice ? Est-ce que le prix à payer pour la réconciliation n’est pas trop cher, vu l’iniquité du processus généralement maitrisé des réconciliations ? S’ajoute à cela la question épineuse de respecter la mémoire de ceux qui ont succombé à leur destin, sous les mains des tortionnaires, sans jamais avoir eu la possibilité d’exprimer leur opinion de cette réconciliation ; s’ils étaient là, auraient-ils accepté de pardonner ou échanger leur droit inaliénable à la justice contre des réparations pécuniaires ?
Discuter avec Fatna El Bouih est un exercice de découverte à plusieurs niveaux. On découvre qu’on est en face d’une dame d’une profonde culture, comblée d’une rare profondeur d’esprit et d’un sentiment de fierté inégalé d’appartenir à ce Maroc profond et d’avoir participé à l’épanouissement politique de sa jeunesse. Il n’est pas leader qui veut ; cette expression résume la vie de Fatna qui est née dans une période névralgique de l’histoire du Maroc moderne et que rien ne prédestinait ni à la lumière de la politique ni à la torture de tortionnaires sadiques qui ont tout fait pour la casser, la briser, lui enlever son humanité, lui voler sa féminité et lui prescrire les limites auxquelles elle devait se consigner. Pourtant, malgré les sévices subis dès son enlèvement, adolescente qu’elle fut, elle découvrit qu’elle était «forte et indestructible ».
Cette souffrance était le prix à payer pour son rêve. Le rêve d’en finir avec la dictature et d’être « une femme libre ». Tous les sacrifices étaient légers pour permettre aux citoyens du Maroc de « jouir de ses richesses ». Ce grand songe, selon Fatna, ne se concrétisera pas sans la défense de la femme marocaine, en dénonçant toutes les formes de pensées traditionalistes qui limitaient son honneur à sa virginité. Fatna a combattu énormément « d’idées reçues, à commencer par la tradition qui liait l’honneur de la famille à la virginité de la fille. » Cette pratique moyenâgeuse continue toujours à faire des victimes partout dans le monde arabo-musulman parmi les femmes, car l’honneur des hommes n’a trouvé de place où se réfugier qu’entre les cuisses de leurs femmes. Fatna et sa génération de féministes se sont soulevées contre ces pratiques. Par conséquent, elles ont eu droit à la répression et quelques fois même à la mort.
Fatna révèle qu’elle ne peut faire confiance à aucun homme à l’exception de son père. Ce cheikh illuminé et compréhensif qui lui racontait les contes de Schéhérazade, cette femme des Mille et Une Nuits qui s’est lancée le défis de mettre fin à la violence masculine en puisant dans l’art de la ruse et de l’intelligence. Son père, en lui racontant ces histoires, la préparait, peut être, sans le savoir, à endurer dans les situations les plus difficiles pour ne pas abdiquer. En refusant d’abdiquer et d’être soumise à la volonté de ses geôliers, Fatna a su trouver la ligne fine entre la résistance, la survie et la défaite de la dictature en employant les moyens les plus rudimentaires qui étaient à la portée dans sa situation exceptionnelle.
Dans son mémoire Hadīth Al’atama (« parole des ténèbres », traduit sous le titre d’Une Femme nommée Rachid), Fatna détaille son expérience carcérale dans ses hauts et ses bas. Elle y adopte un style qui frôle de la poésie sans pour autant se laisser emporter par la beauté stylistique ou oublier la force du témoignage en soi. Hadīth Al’atama se veut être un témoignage sur une période tumultueuse où le passé colonial cédait sa place aux rêves nationalistes d’établir un État de droit. Entre cet État dont rêvaient les nationalistes et celui érigé par le régime postindépendance, il y avait des années lumières d’espoirs, de frustrations et d’échecs. Pendant cette période de transition d’un monde qui s’évanouissait pour enter dans un autre qui s’épanouissait, les années postindépendance ont connu des batailles sanglantes entre un régime décidé à asseoir son pouvoir politique absolu et une génération de leaders nationalistes qui ont combattu la colonisation âme et chair pour ériger une démocratie représentative des rêves du peuple marocain. Une jeune génération de marocains et de marocaines, d’affiliations gauchistes dans la plupart des cas y compris le Mouvement du 23 Mars auquel appartenait Fatna El Bouih, a eu l’audace d’entrer le champ politique dans les années soixante-dix, non seulement pour revendiquer des réformes mais également pour inciter à la révolution. Une génération qui a appelé au renversement du régime politique qu’elle considérait dictatorial et irréformable.
Cette génération révolutionnaire a payé de son corps et de son âme le prix cher du changement dont elle portait le drapeau. De prison en prison, d’un tribunal à un autre, de lieux notoires de la détention secrète aux prisons centrales, de Meknès à Rabat, en passant par Casablanca, Fatna a vécu l’expérience des années de plomb dans leur concrétisation la plus ignominieuse. Néanmoins, malgré les souffrances d’antan, la torture, l’incarcération et malgré tous les maux incrustés dans la chair, l’âme et les os de cette militante avant-gardiste, symbole des rêves de toute une génération, elle continue à bourdonner de vie et à exprimer ses opinions sur toutes les questions pertinentes à la situation du Maroc sans mâcher mes mots.
Fatna ne vit plus en prison, elle l’a quittée depuis trois décennies, mais la prison a cédé sa place aux soucis de sa société et à ses questionnements permanents sur le présent et l’avenir de sa nation. C’est dans la société civile que cette mère exemplaire de deux filles continue sa lutte pour la démocratisation et la dignité.
Brahim El Guabli (BEG): Bonjour Madame Fatna El Bouih. Je tiens d’abord à vous remercier infiniment pour avoir accepté de nous accorder cet entretien malgré vos diverses occupations. C’est vrai que vous êtes très connue dans les cercles académiques en Europe et aux Etats-Unis et votre expérience a fait l’objet de plusieurs articles dans des revues spécialisées. Pourtant, nous nous permettons de vous poser cette simple question : qui est Fatna El Bouih ?
Fatna El Bouih (FEB) : Fatna est une femme mariée et mère de deux jeunes filles extraordinaires. Originaire de Benahmed et d’une famille modeste, j’ai reçu une bonne éducation et j’ai eu la chance d’échapper au sort des filles de mon âge, j’ai été scolarisée. J’ai pu en tirer le maximum. Pourtant, je n’ai pas fait qu’étudier. J’ai également milité pour l’enseignement pour tous car, pour moi, apprendre à lire et à écrire était une mission pour libérer ma personne et celle des autres. C’était notre première revendication au sein du Syndicat National des Élèves qui était une composante de 23 mars (organisation de gauche clandestine). Aujourd’hui, je crois toujours que l’analphabétisme est l’ennemi numéro 1 des femmes et des hommes. Fatna est une femme simple qui adore la mer et la liberté... la voix du sel dans le sang qui appelle l’autre.
Étudiante, je m’engage dans un mouvement de contestation de l’absolutisme monarchique ; la révolution contre le régime était la seule réponse. Nous étions inscrits dans un mouvement de changement de la société par le travail auprès des masses populaires pour la chute de la monarchie. Je n’étais qu’une jeune étudiante à la fleur de l’âge, pleine d’enthousiasme et d’espoir et durant tout mon vécu d’enfance et d’adolescence, rien n’avait troublé ma vie jusqu`à cet après-midi où je fus enlevée. Livrée à un séjour où j’étais promise à une longue nuit, sans fin, sans loi, sans voie, sans lumière, sans matin... sans issue. Ce fut une expérience douloureuse, un parcours spécial, inspiré des méthodes fascistes et réservé aux opposants, mais j’ai découvert que j’étais forte et indestructible.
Tout ce dont je rêvais c’est être une femme libre et que les citoyens marocains puissent jouir de ses resources. J’ai choisi une autre voix pour l’honneur de ma famille et celui des Marocaines, un autre certificat que celui que devait portait la jeune fille de ma génération.
L’honneur de la famille était d’être vierge le jour du mariage. J’ai épousé une autre cause et j’ai porté une autre casquette, celle du combat. J’ai combattu beaucoup d’idées reçues, à commencer par la tradition qui liait l’honneur de la famille à la virginité de la fille. J’ai défendu d’autres valeurs : la dignité et l’égalité des chances, le choix de l’autre par amour et dans une ambiance d’épanouissement et de complémentarité.
BEG: L’enlèvement, la douleur et l’absence d’issue d’un côté et l’indestructibilité d’une jeune femme de l’Atlas d’un autre. Vos mots renvoient à Ahmed Merzouki lors de sa sortie de Tazmamart, lui aussi fait allusion à l’indestructibilité de l’être humain qui se bat pour des idéaux, des valeurs justes. Quelles sont les idées qui viennent à l’esprit d’une jeune femme qui se bat pour la libération de son peuple dans un Maroc misogyne durant les années soixante-dix?
FEB : Depuis l’instant où j’ai réalisé que j’étais à Derb Moulay Chérif, et que je devais me résigner à une longue captivité, j’ai été terrifiée et terriblement angoissée. Mais j’ai juré de tenir bon, la détention ancra davantage la loyauté de mon combat. Je disais dans un article publié dans Le Journal il y a une dizaine d’années que « le parfum de mon père m’inspirait l’espoir et la conviction. » Cet espoir puisait également sa force dans la foi en l’autre et l’amour de l’autre. Cet éternel besoin de s’ennoblir par le sacrifice, pour que l’être humain qui souffre dans un monde injuste puisse accéder à une autre vie. Cet énorme besoin, cette inaccessible aspiration à une seconde et meilleure vie, à une seconde vie plus décente et plus heureuse (…) alors je me sentis moins avilie par le malheur. Je pus calmer mes fureurs et apaiser la douleur, les affres de ce long interrogatoire « …. ». C’était des jours sans calendrier. Comment se situer par rapport au temps? Nous étions dans un tunnel sans fin, sans être au courant de rien, sans savoir ce qui se passe dehors. Mais pour répondre à ta question directement, à aucun moment, je parle en mon nom, je n’ai remis ma cause en question ; c’est vrai que je pensais aux miens et je ne voulais pas qu’ils souffrent davantage à cause de mes idées. Je savais que ce qui m’arrivait était injuste et que j’avais raison et qu’ils avaient tort. Ça suffisait pour chasser les idées noires qui auraient pu m’affaiblir ou m’auraient poussé à me lamenter sur mon sort.
BEG: On dit toujours qu’une personne est l’ensemble de ses expériences vécues dans un temps et un espace donnés. Qu’est-ce qui a façonné la personnalité de Fatna El Bouih?
FEB : Le père, le père puis la mère. Un père frustré par un combat qui n’a pas abouti et qui, sans l’exprimer, a fait tout pour que sa fille et non son fils ainé continue le chemin. Une mère bien affirmée pour une intégrité au sein de la communauté et qui ne cessait de demander au mari d’avoir un statut, une légitimité d’existence par le biais d’une fonction au sein des structures de l’État. Une reconnaissance demandait-elle pour ses sacrifices pour l’indépendance de ce pays. Une mère qui a fait plein d’enfants, mais qui ne m’as jamais parlé de mariage, son bonheur je le voyais, pourtant, dans ses yeux après chaque fin d’année. Mes résultats qui étaient le gage de la poursuite de mes études.
Je fus frappée à mon jeune âge par la marginalisation de la femme, la pauvreté et l’injustice. Les filles allaient généralement uniquement pour 5 ans à l’école. Mon père m’a accordé la chance d’aller plus loin à condition de réussir ; je n’avais pas le droit à l’échec. Il était fier de mon intelligence qu’il découvrait lui-même chez le sexe féminin. Ayant perdu sa mère à la naissance, il ne savait pas trop à quoi ressemblait une femme avant son mariage avec ma mère. J’étais très proche de lui depuis l’enfance. Il s’occupa de moi durant l’absence de ma mère suite à une hospitalisation. Père conservateur, qui s’occupait lui-même de son bébé, il avait droit de se remarier mais il s’est bien occupé de moi. Ce fut ce contact, il était marquant durant les moments durs de ma disparition. C’est son visage, sa présence, sa notoriété qui me redonna l’espoir. C’était le seul homme qui m’inspirait la confiance et la sécurité dans un monde où les hommes n’étaient pour moi que des tortionnaires. Puis le contact avec la mère qui ne cessait de me dire qu’il ne faut pas que tu sois comme moi. Ça voulait dire pour moi que le statut de femme est marginalisé. Puis vinrent les contacts avec les professeurs engagés, à cela s`ajoute l’ambiance du lycée Chawqui; une ambiance épanouissante et instructive. Ambiance d’échange de réflexions et d’engagements.
BEG: En vous écoutant parler de ce soutien inébranlable qu’était votre père, je me demande si vous auriez été la Fatna El Bouih qu’on connait aujourd’hui sans le soutien ce de père qui a tout fait pour vous donner raison et vous donner la chance de l’éducation dans un Maroc à peine sorti du protectorat?
FEB : Une journaliste qui avait interviewé ma mère lui avait posé la question suivante : si l’expérience se répète et que l’histoire revient un peu en arrière pensez-vous que votre fille ferait le même combat ? Elle a répondu en souriant: oui, rien ne l’empêcherait. Ça voulait dire pour moi, tout simplement, que le père, la mère et l’ambiance familiale sont des éléments qui m’ont influencée et orientée mais je crois aussi à la personne. J’ai deux filles extraordinaires mais chacune à sa façon. Je ne ferai pas la réplique habituelle des parents : et pourtant elles ont reçu la même éducation. J’aurais tort. L’éducation est un acte qui se produit dans une dynamique d’échange et d’évolution où l’humain est très présent et l’humain change dans l’instant même. J’étais professeur de langue arabe. Je n’ai jamais donné le même cours ; j’ai donné des cours en donnant le meilleur de moi-même. En éducation on ne peut pas faire la même chose tout le temps: on change de tempérament, d’humeur et on n`éduque pas toujours de la même façon. Il y a là la réaction de la personne à nos actes et c’est le plus important.
J’ai évolué avec mon père dans une dynamique. Il était conservateur, enseignait le Coran et me lisait Les Mille et Une Nuits et m’enseignait l’histoire des conquêtes islamiques, Jourji Zeidan et autres. J’ai fini par militer dans un cadre idéologiquement différent, mais je retiens une leçon : la présence des parents dans la vie des enfants et leur accompagnement sont très importants, constructifs et équilibrants.
BEG: Vous dites « tout ce dont je rêvais c’est être une femme libre et que les citoyens marocains puissent jouir de ses resources ». Est-ce que vous pouvez dire que ce rêve tant chéri est exaucé aujourd’hui ou est-ce que le chemin de la voie des libertés et d’égalité est toujours long ?
FEB : Non seulement il est long, mais il rencontre des résistances. Il s’agit d’un enjeu de pouvoir. Le monde politique est en effet vécu et représenté comme un monde essentiellement masculin et concurrentiel. En retour, la vision de la femme en politique est une vision très idéalisée, porteuse de qualités exceptionnelles : intégrité, persévérance, courage.
Je peux dire que les femmes politiques assument très bien leur engagement, en faisant preuve notamment d’un grand sens de responsabilité. Mais elles ne vivent toujours pas avec aisance cet engagement. Elles doivent, en tant que femmes, composer avec une absence de modèle et en inventer un. Enfin, une forte identité professionnelle, présentée comme un combat, une conquête, pèse sur le choix des priorités, en plus des contraintes familiales. L’activité politique permet d’acquérir un point de vue différent sur le monde social en général, c’est le cas de mon expérience ; j’ai glissé vers moins d’idéalisation, une meilleure compréhension des règles, et j’ai développé un sens d’engagement plus fort. En effet, à partir de l’engagement en politique je suis partie vers d’autres formes d’engagements ; vers des stratégies de renforcement du tissu social, associatif, syndical et citoyen. Dans un certain sens, on pourrait ainsi voir une forme d’éducation civique « en action » qui ne peut que contribuer au renforcement de l’intérêt des femmes pour l’activité politique.
Pour revenir au deuxième rêve d’ordre économique, je peux dire que le Maroc est aujourd’hui appelé à faire face à sa crise économique, révélée par des déséquilibres macroéconomiques internes et externes croissants, le déficit de la balance des paiements, les déficits budgétaires et sociaux ; ce sont là les trois urgences.
BEG: Nous allons certainement parler de vos livres, surtout Hadith alʿatama – traduit en français sous le titre Une femme nommée Rachid – dans les questions suivantes. Je voudrais saisir cette occasion pour vous poser une question qui me taraude l’esprit depuis quelques mois déjà. Après avoir subi les affres de l’incarcération pour avoir eu l’audace de vous engager politiquement, comment voyez-vous la participation des jeunes femmes et hommes dans les démonstrations du Mouvement du 20 février ? Quelle relation établiriez-vous entre votre engagement politique et celui de la jeunesse d’aujourd’hui?
FEB : Je crois que chaque étape historique a sa spécificité, ses hommes et ses femmes. Je ne crois pas que nous étions les meilleures. Chaque temps a ses cavaliers, le Maroc d’aujourd`hui a ses militants et ses acteurs. Je vis une expérience de transformation des abattoirs du quartier Hay Mohammadi, qui est une expérience extraordinaire de squat d’un lieu de mémoire et sa transformation en fabrique culturelle ; un vrai combat de jeunes et d’adultes dans un brassage extraordinaire. Les transculturels en 2009 étaient une vraie révolution culturelle, un puits qui jusqu`à aujourd`hui ne tarit pas malgré la sécheresse des pouvoirs publics qui ne s’intéressent guère à cet élan. C’est un engagement politique de ces acteurs. Il n’a rien à voir avec le nôtre ; nous militions pour la liberté de la parole. Ils sont dans l’exercice de cette liberté de parole. Il y a beaucoup d’exercice qui se fait depuis. Aujourd’hui nous sommes dans la redevabilité sociale et nous demandons des comptes. Encore une fois écrire devient une nécessité dans l’urgence. Il faut écrire pour que les gens sachent ce qui se passe.
BEG: Vous mentionnez l’écriture et ça me donne l’occasion de discuter votre très forte œuvre Hadith Alʿatama (Une Femme Nommée Rachid). Vous êtes la première femme marocaine à écrire un livre sur son expérience carcérale, ce qui pose des questions à bien des égards. Comment était l’écriture de Hadith Al ‘atama ?
FEB : Au début, c’était un journal de prison où je notais surtout ce qui arrivait aux femmes détenues. C’était au lendemain du transfert à la prison. Bien sûr, j’avais aussi noté ce que nous avons subi en tant que détenues politiques. Mais j’ai décidé après de témoigner dans un pays où seuls les hommes peuvent juridiquement être témoins. J’ai remarqué que l’histoire écrite de ce pays est une histoire d’hommes. Le témoignage se conjuguait au masculin, la détention politique aussi. Ce n’était pas vrai car j’ai vécu la participation des femmes à la politique. Nous avons, pour la plupart de nous, choisi ce combat et nous avons changé la conception de meubler l’espace politique avec le sexe féminin. Nous avons été des actrices et nous avons fait preuve de courage pendant les moments les plus difficiles. J’ai été étonnée devant cet acte que je salue ; des jeunes confrontées à la torture, à la peur et toutes sortes d’humiliations. Nous étions sept jeunes filles qui avons tenu bon pendant tout le parcours.
Témoigner ou s’exprimer pour conjurer l’autorité d’un régime. Une expression incarnant le mal subi. Avant notre génération, d’autres femmes ont participé au combat et au processus de l’indépendance mais elles étaient ignorées. C’est le mouvement des femmes au Maroc qui leur a rendu hommage par l’écriture de leur histoire. Hadīth Al`atama c’est aussi la douleur d’un processus de dénudement qui n’est pas une simple écriture. Une parole sur la violence de l’État … c’est un autre combat.
BEG: « Une parole sur la violence de l’État ». J’imagine qu’il est aussi énormément difficile de raconter la détention politique au féminin. Qu’auraient-été les moments les plus difficiles au cours de la rédaction de votre œuvre ?
FEB : Raconter la torture. L’événement de la disparition est un exercice douloureux. L’écriture encore plus, surtout quand il s’agit d’actes barbares, non justifiés. Comment transcrire le fait de vous empêcher de penser, c’est le plus dur à écrire. On est dans une situation où l’on ne veut pas se plaindre ni mémoriser le fait d’avoir été reléguée au rang de la vie nue dont parle Foucault. Le fait d’être fort et faible pendant les extorsions des aveux. Je n’ai toujours pas pu parler des moments de torture, je ne peux pas revenir là-dessus. Le plus dur était de raconter la souffrance de mes parents pendant ma disparition.
BEG: L’histoire est écrite par les forts, mais il y a des fois où ceux qui ne sont pas aussi forts puisent dans leur esprit de résistance pour redresser l’histoire à travers leurs témoignages. En lisant Hadīth Al’atama et en m’arrêtant pendant longtemps devant des passages sur vos grèves de la faim, vos combats pour le droit à l’éducation, la santé et la récréation, je ne cesse de penser aux motivations de la résistance de ces jeunes étudiantes que vous étiez…
FEB : Je suis née dans une ambiance de crispation nationaliste: les événements de 1965, l’enlèvement et l’assassinat de Ben Berka. Mon père commençait à chuchoter en famille pour parler des choses importantes. Cette ambiance pleine de bruit et de fureur suite à la défaite de 1967, ce miroir brisé du panarabisme. Le bouillonnement de 1968 a permis l’émergence de ce mouvement d`étudiants marxistes-léninistes que j’intègre dès mes premiers pas au lycée Chawqui à Casa. Je crois que l’éducation a joué un rôle important dans notre engagement. Nos parents avaient des valeurs citoyennes du fait qu’ils avaient été colonisés. Alors ils avaient le souci de préserver la nation. Le souci de l’identité. C’est vrai que nous étions quelques-unes à refuser la fatalité du statut de la femme et nous avons eu le courage et l’audace d’interroger les structures du Makhzen.
BEG: « Al ‘atama » – ténèbres, nuit, l’absence de lumière, aveuglement, absence de direction – qualifie-t-elle la vie d’une personne (Fatna El Bouih ici) ou bien est-ce une allusion aux années noires imposées à tout le peuple Marocain et qu’on connait aujourd’hui sous le nom des années de plomb ?
FEB : En fait ce sont les deux qui se conjuguent. D’abord en tant que détenue j’étais plongée dans la nuit. Je fais allusion à la nuit à laquelle j’étais promise depuis ce fameux jour du 17 mai 1977 comme je l’ai bien décrit dans mon article sur la torture au féminin. J’avais les yeux bandés pendant sept mois. La privation de la lumière et de la vue voulait dire : vous n’auriez pas dû voir, vous ne devez pas voir, vous ne devez plus voir. Au niveau culturel, discriminatoire bien sûr, la femme ne devait pas lever les yeux ni faire entendre sa voix. Même le jour du mariage son silence était parlant. La femme n’avait pas de place même silencieuse et marginalisée, encore plus dans l’opposition. Dans l’imaginaire du tortionnaire c’était dérangeant, d’où l’attribution de noms d’hommes : on m’a appelée Rachid. Alors il y avait la nuit dont plongeaient les Marocains en général puis la nuit réservée aux femmes qui devait être plus sombre. D’où le titre « al`atama. »
BEG: C’est un point très important en réalité, celui de vous déféminiser en vous nommant Rachid. Je trouve ça très fort puisqu’il n’indique pas uniquement une volonté de vous dérober de votre liberté d’appartenir politiquement sans contrainte, mais, à mon avis, il envoie le message que le domaine politique – et la prison par extension – est uniquement réservé aux hommes. Qu’elles étaient vos réactions à cette réalité ?
FEB : Nous étions déterminées à nous revendiquer en tant que femmes militantes impliquées dans une affaire politique, engagées dans un projet de changement de société. Nous avons préparé nos déclarations au tribunal.
BEG: Contrairement à la structure ternaire des écrits carcéraux (la pré-incarcération, l’incarcération et la post-incarcération), Hadīth Al’atama ne suit pas cette structure. Vous choisissez de mettre un terme à cette œuvre par le récit de Latifa Jbabdi et la lettre de Mustapha Ana flous. Je trouve ça très intéressant car en lisant votre travail, on remarque un souci de donner l’occasion à autrui de s’exprimer. Vous mentionnez les femmes emprisonnées pour des crimes, vous évoquez la petite fille de la prison. Pourquoi avoir choisi de donner la vie aux autres dans « votre » livre ?
FEB : Je leur ai donné la voix parce qu’ils m’ont appris à vivre. Cette fille réclamant la liberté sachant qu’elle est née en prison, cet ami qui m’enseignait l’amour et l’espoir, et toutes mes camarades qui se battaient comme moi pour survivre à un calvaire inhumain comme moi.
Il y avait le souci du témoignage sur le vécu des femmes de droit commun. J’ai porté leur cause en sortant et je travaille toujours pour l’humanisation des conditions des détenus, puis le souci de témoigner sur le vécu des femmes détenues politiques. Il y a l’expérience vécue. La douleur est individuelle mais l’expérience est collective. Je voulais d’abord mettre en valeur ce courage féminin extraordinaire. Vous me ramenez à cette lettre, j’ai les larmes aux yeux chaque fois que je la relis, c’est une très belle lettre qui explique l’amour vécu par des personnes extraordinaires qu’on a enfermées parce qu`ils sont extraordinaires? Il y avait aussi le souci de témoigner sur les échanges que nous avons entre amis ; hommes et femmes. C’était un petit exemple, je faisais parler ceux qui peuvent témoigner.
BEG: le Maroc a essayé de résoudre les violations du passé par un processus de réconciliation présidé par feux Driss Benzekri. Dix ans à peu près après la mise en place de l’Instance Équité et Réconciliation (IER) et la présentation du rapport final, je ne vois toujours pas une définition de la réconciliation qui fait l’unanimité entre les victimes des années de plomb. A votre avis pourquoi ces désaccords sur le processus de réconciliation ?
FEB : Le problème se situe à un double niveau entre la justice et l’amnistie qui sont d’ordre politique, et le devoir de mémoire et le pardon qui sont d’ordre personnel. C’est le personnel qui pose problème. Je crois que l’État n’a ni le droit ni le pouvoir de pardonner. Cet acte relève essentiellement de la sphère intime de l’individu, de là la différence entre les victimes : entre ceux qui arrivent à pardonner, à se réconcilier avec la vie et ceux qui n’y arrivent pas. Il y a aussi la réconciliation générale qui ne se réalise pas simplement avec l’armistice, mais c’est un processus comme vous le décrivez ; un projet de société qui, pour moi, passe par la réalisation du rêve des Marocains : la démocratie, la récupération de tous les droits fondamentaux qui ont été bafoués pendant 50 ans. Ceci dit, on peut parler de projets de réparation communautaires surtout dans les régions. Ces projets étaient une lueur d’espoir pour les communautés marginalisées et persécutées pendant les années de plomb.
BEG: Qu’est-ce que vous inspirent ces démonstrations? Est-ce qu’il vous arrive de vous dire que c’est grâce aux sacrifices des militantes et des militants de votre génération que les Marocains bénéficient d’une importante marge de liberté d’expression que les jeunes ont essayée d’élargir davantage à travers le Mouvement du 20 février?
FEB : C’est vrai, dans la mesure où l’arrestation et le combat des militants de gauche y ont contribué. Mais il y avait aussi, en plus des militants, leurs familles qui ont alerté l’opinion publique nationale et internationale sur la justice de la cause de ces militants qui se sont sacrifiés pour la liberté d’expression et qui ont contribué à la création des ONG de défense des droits humains. Ces braves femmes – sœurs, mamans ou épouses – se sont mobilisées, avec des hommes, pour la défense des détenus politiques et pour la liberté d’expression.